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    Causerie

    Le Progrès a publié l'autre jour une anecdote bien curieuse de la vie de théâtre, survenue à Guéret, pendant la représentation de la Mascotte : l'actrice chargée du rôle de Fiametta, quittant brusquement la scène pour ne pas enfanter devant le public... et, quelques minutes après, apparition du régisseur qui informe le tout Guéret des premières, que la fille de Laurent XVII est heureusement accouchée d'une jeune infante, venue au monde parmi les flons-flons, derrière un portant, entre deux couplets...

    Quelques journaux ont même prétendu que la mère n'était pas Fiametta mais bien la Mascotte en personne. Or, la « mascotterie », vous savez ce que c'est ? Reine et Désiré, les deux impayables Laurent XVII lyonnais, vous l'ont expliqué depuis longtemps, avec force mines cocasses. Et cette Mascotte de la Creuse, à la fois vierge et mère, eût été assurément un des plus beaux exemples de l'illusion au théâtre, et le triomphe complet de cette souveraine des planches qui est la convention...

    Mais que l'héroïne de cette aventure imprévue ait été Bettina la Rougeaude, ou la princesse Fiametta, le fait-divers n'en est pas moins à noter comme une page pittoresque détachée du Roman comique. Il n'y a que les voyageurs bohèmes du Chariot de Thespis à qui puisse survenir de pareilles aventures ! Et ce n'est pas une des moindres misères de cette vie artificielle, que l'étalage des choses que le commun des hommes garde discrètement pour l'intimité du foyer.

    L'acteur ne vit pas pour soi, mais pour le public, auquel il appartient tout entier, sans avoir même le droit de s'abandonner à ses joies et à ses douleurs une fois que les chandelles de la rampe sont allumées.

    La malencontreuse gésine de la Mascotte de Guéret n'a rien eu de tragique, puisque la mère et l'enfant se portent bien. Mais combien de fois est-il arrivé à des comédiens d'apprendre en scène la mort d'un être adoré, avec l'obligation de cacher leur deuil sous le fard et les grimaces, le devoir professionnel d'amuseur public passant chez eux avant le droit au malheur.

    Il en est d'illustres exemples, comme cette histoire qui faillit coûter la vie à la Camargo, la célèbre danseuse de l'Opéra. Elle n'eut, disent ses historiographes, qu'un seul amour dans sa vie, amour profond, éperdu, pour un beau lieutenant des armées du roi, M. de Marteille. Tous les deux s'aimaient follement et l'idylle divine durait depuis un an et demi, lorsque M. de Marteille reçut l'ordre de s'aller battre à l'armée de Flandre. Il y fut blessé mortellement et, quelques heures avant de trépasser, il écrivait à son amie cette si poignante et si belle lettre :

    « Ce 17 octobre.

    « Moi, je ne reviendrai pas, ma chère tendresse, je vais mourir sans peur et sans reproche. Ah! si vous étiez là, Marianne ! Quelle folie ! Dans un hôpital où tous tant que nous sommes nous nous voyons défigurés et mourants ! Quelle idée aussi de m'élancer en avant quand je ne songeais qu'à te revoir ! Aussitôt blessé, j'ai demandé au médecin si j'aurais le temps d'aller jusqu 'à Paris : « Vous n'avez qu'une heure ! » m'a-t-il dit sans pitié... On m'a transporté ici, avec les autres. Enfin, il faut savoir prendre tout ce qui vient d'en haut. Je meurs content de t'avoir aimée... Adieu ! Marianne...

    « Adieu ! Adieu ! Je te serre encore sur mon coeur qui cesse de battre. »

    La danseuse était dans sa loge, à l'Opéra, quand elle reçut ce message d'amour et de mort. On l'habillait. Elle tomba évanouie... mais c'était soir de première, devant la Cour. Il lui fallut, le désespoir dans l'âme, ayant devant les yeux la vision de l'hôpital où gisait le cadavre de l'aimé, il lui fallut paraître en scène pour répandre sur l'orchestre et les loges, parmi les jetté-battus, les pirouettes et les pointes, les sourires de la Camargo !

    Jamais elle ne fut plus applaudie, car on lui sut gré de son héroïsme plus encore que de son talent. Mais elle avait le lendemain une congestion cérébrale qui faillit l'emporter.

    Auprès de telles douleurs, celles de l'enfantement sont bien peu de chose ! Ceci dit pour la petite mère du théâtre de Guéret. Victime, elle aussi, du devoir professionnel, elle n'aura cependant à se plaindre que d'une trop bruyante publicité, autour d'un événement domestique célébré d'ordinaire avec un moindre fracas, sauf pour les filles de roi — et n'est-elle pas Mlle Laurent XVII ?

    Il reste à lui souhaiter de promptes relevailles, pour qu'elle puisse reprendre bientôt le refrain interrompu :

    Le grand singe d'Amérique Qui régnait à Piombino...

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